Humilité pour soi, et ambition pour les autres !

Courage, humilité, mérite, patience, respect, tempérance, loyauté : autant de vertus cardinales dont la pratique fait la différence.

Il n’est pas toujours aisé de garantir l’harmonie dans une équipe, soumis que nous sommes chaque jour à la loi du court terme. Disposer d’une ligne de conduite s’impose pour préserver sa cohérence d’action et toujours affirmer les valeurs de l’entreprise, y compris quand elle traverse des moments de doute.

Il n’est pas question ici de théorie, non plus que d’en appeler aux Pères de l’Eglise. Loin de toute volonté moralisatrice, ce petit guide des 7 vertus saura inspirer ceux qui souhaitent manager avec ouverture et pragmatisme. Guidés par des philosophes, des penseurs d’aujourd’hui et des chefs d’entreprise, soutenus par des exemples concrets, vous trouverez de quoi assumer vos prises de décision, accepter les critiques, ou récompenser vos collaborateurs à la hauteur de leur mérite.

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  • Le courage, botte secrète du leadership
  • L’humilité, gage de succès ?
  • Le mérite en entreprise
  • Eloge de la patience
  • Le respect, une valeur d’avenir
  • La tempérance, une vertu à contre-courant ?
  • Du bon usage de la loyauté

L’humilité se fait aussi présente dans les discours managériaux que dans les propos des grands champions et de leurs entraîneurs. En entreprise comme sur beaucoup d’autres terrains, il est essentiel de savoir rester humble, c’est-à-dire à l’écoute de ses limites et ses faiblesses, et en quête permanente d’amélioration. Réflexions pour garder un bon équilibre entre modestie et affirmation de soi.

Rien n’illustre mieux l’ambivalence de la notion d’humilité que l’histoire de la famille Borromée, puissante dynastie italienne de la Renaissance qui professait haut et fort l’humilité. Si vous visitez les magnifiques îles Borromées, sur le lac Majeur, vous verrez, fièrement inscrite au fronton de leurs palais ou ouvragée en lettres végétales dans leurs luxuriants jardins, la devise familiale « Humilitas » (humilité en latin) – bien incongrue au milieu de ces splendeurs ! On disait alors que les Borromée ne connaissaient l’humilité que dans leur blason…

L’humilité fait l’Homme

Le mot « humilité » a une origine étymologique intéressante : il dérive du terme latin « humus », qui s’est conservé en français et désigne la terre. Sa racine est la même que celle du mot … « homme ». Lequel vient de la terre, de la poussière, et y retournera. « Homme humble », de ce point de vue, serait une redondance. Sémantiquement. Dans les faits, c’est une autre histoire.

L’humilité n’est pas une qualité innée chez les humains, comme le montre le narcissisme des jeunes enfants. Question de tempérament ? Pas seulement. Elle s’acquiert avec le temps, l’expérience et les échecs. Il faut une maturité affective et intellectuelle pour devenir vraiment humble – sans trop en faire.

Cette lucidité ne va pas de soi et peut s’accompagner d’une forme de déplaisir, car, comme le rappelait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, « l’humilité est un sentiment de l’imperfection de notre être ». Or, le constat de cette imperfection pique notre amour-propre et peut même être humiliant. « L’humilité est la modestie de l’âme, ajoutait Voltaire, c’est le contrepoison de l’orgueil. » Qui nous fait prendre conscience de nos limites et réaliser que nous avons besoin des autres pour nous accomplir.

Vertu de lucidité et de sincérité sur soi-même, donc. « Être humble, c’est aimer la vérité plus que soi », écrit joliment André Comte-Sponville dans son Petit traité des grandes vertus.

A rebours des vertiges trompeurs de la mégalomanie – laquelle consiste justement à ne plus avoir conscience de ses limites -, l’humilité nous permet de garder les pieds sur terre… sur l’humus.

« C’est le contact avec le réel, le contact avec la terre, garder les pieds bien ancrés au sol, être relié avec celui que je suis vraiment et pas celui que je voudrais être. En ce sens aussi, l’humilité est ce bâton de pèlerin essentiel qui me soutient tout au long du chemin du moi », explique bien le coach Pierre de Lovinfosse sur son site Le Blog des Leaders.

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Manageons (et ménageons) notre ego …

Vous pensez que faire preuve d’une trop grande humilité risque de vous nuire dans votre environnement professionnel ? Que l’humilité est difficilement compatible avec l’ambition ? Que les leaders doivent faire semblant d’être humbles et prêcher cette vertu, mais agir en réalité bien différemment pour s’imposer ? Que les plus grands innovateurs, Steve Jobs ou Elon Musk, ne seraient arrivés à rien par l’humilité ? Vous n’avez pas totalement tort, mais vous avez loin d’avoir raison.

Une étude publiée en 2015 dans le Journal of Applied Psychology montre que les dirigeants les plus narcissiques sont certes enclins à imaginer des stratégies audacieuses… mais aussi à commettre les plus lourdes erreurs.

Steve Jobs n’est pas spécialement réputé pour sa modestie. Et pourtant, au fil du temps, instruit par l’expérience et les revers (comme d’être licencié de sa propre entreprise), « son narcissisme sembla se combiner à une certaine humilité et c’est cette combinaison qui a fait d’Apple la société la plus importante dans le monde ». L’ouvrage Becoming Steve Jobs, paru la même année, dépeint également à la fois sa lucidité quant à ses propres limites et ses formidables défauts de caractère.

Bien sûr cet exemple emblématique n’est pas transposable en tous points aux managers du quotidien. Néanmoins, il peut indiquer une voie à suivre, tant les cadres, quel que soit leur niveau de responsabilité, ont intérêt à associer la conscience de leurs forces avec la reconnaissance de leurs faiblesses, et à les pallier en s’entourant de collaborateurs capables de combler leurs lacunes.

Quelques caractéristiques d’un management empreint d’humilité :

– Reconnaître ses forces et ses faiblesses, oser parler de ses erreurs (sans se dénigrer pour autant)

 Accueillir positivement remarques et critiques, d’où qu’elles viennent

 Désirer apprendre de ses échecs (et y parvenir !), et s’efforcer de s’améliorer en permanence

– Mettre en évidence les mérites de ses collaborateurs

– Leur faire confiance, les motiver, être prompt à déléguer

 Les écouter et apprendre d’eux, quel que soit leur niveau hiérarchique, au lieu de chercher à imposer une vision et des solutions toutes faites. Les managers inclusifs, voire emphatiques, possèdent cette capacité précieuse à voir au-delà de leur intérêt immédiat et à douter de leurs certitudes

 Savoir dire merci (ou pardon), manifester sa reconnaissance

– Etre convaincu que l’humilité ne sape pas son autorité et sa crédibilité, mais au contraire les renforce !

La pratique de l’humilité demande courage, constance et honnêteté intellectuelle. Mais elle se révèle bien plus payante et gratifiante à la longue que l’art de l’autopromotion, qui règne souvent encore en maître dans les organisations. Et si les meilleurs leaders et managers se reconnaissaient avant tout à leur humilité, et donc aussi à leur humanité ?

De la natation française aujourd’hui en tourment, on connait le nom des champions qui se sont démarqués à la fin des années 90. Depuis 2000, la France a même obtenu plus de médailles que durant tout le XXème siècle. Un tel changement de paradigme ne serait être réduit à une question de chance ou de génération dorée. Si pendant plus de dix ans la France a brillé dans les bassins, a fait les honneurs d’une des plus anciennes et prestigieuses disciplines sportives, c’est surtout grâce à un encadrement fertile à la performance.

Dans cette perspective, nous avons rencontré Claude Fauquet, directeur de l’équipe de France de natation à partir de 1995, puis DTN en 2001 jusqu’à son entrée à l’INSEP en 2008 comme directeur général adjoint. De Franck Esposito et Roxana Maracineanu à Laure Manadou et Alain Bernard, Claude Fauquet aura travaillé avec de grands athlètes et de grands entraineurs pour faire de la France une grande nation de la natation. Ses différents mandats ont permis l’élaboration d’une véritable culture de la performance, animée par une ambition forte et soutenue par une remise en question permanente. Il a accepté de revenir sur son parcours, et surtout sa philosophie.

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Claude Fauquet, quel a été votre « secret », si tant est qu’il existe un secret ?

En vérité, il n’y a surtout pas de « secret ». Même si, dans le sport, on a souvent cette idée-là qu’il existerait des formules magiques, ou ce genre de choses qui pourraient expliquer les raisons d’une réussite sportive. Moi, je pense que cela n’existe pas. Par contre, il y a quelque chose – comme pour les athlètes, d’ailleurs – qui doit être profondément ancrée dans la personnalité d’un manager, c’est sa volonté de faire réussir les gens qui l’entourent et les gens qui se trouvent sous sa responsabilité. Quelque part, il y a donc une forme d’éthique morale qui doit se mettre en place avec le groupe qu’on dirige, plus qu’une recherche de quelconques « secrets ». Parce que, il faut bien comprendre ceci : la reconnaissance personnelle et les résultats potentiels ne peuvent jamais être la source de motivation première d’un manager. À partir du moment où son propre ego se retrouve en jeu, je pense qu’on développe intrinsèquement les conditions pour que les choses se passent mal. Ensuite, je pense qu’il est nécessaire de comprendre pourquoi dans certaines conditions, certains managers vont réussir, et pourquoi d’autres non. Pour faire un parallèle avec le football par exemple, on sait que certains joueurs qui n’arrivent pas à s’imposer dans un club vont parvenir à le faire dans un autre, et parfois même y prendre une autre dimension. Donc, si c’était eux qui n’étaient pas « bons », je ne vois pas pourquoi ils réussiraient ailleurs. Pour moi, il faut donc chercher avant tout à manager « l’environnement » pour créer les conditions pour que les potentiels puissent s’exprimer au maximum. Pour cela, il faut beaucoup d’humilité, mais aussi beaucoup d’ambition. C’est peut-être ça la formule d’ailleurs : humilité pour soi, et ambition pour les autres.

C’est une formule qu’il faudrait afficher au-dessus de beaucoup de bureaux ça…

Oui (sourire). D’ailleurs, cela me fait penser à quelque chose : un jour, après les résultats d’Athènes (aux Jeux Olympiques de 2004, nda), un responsable du sport me dit : «C’est super ce que vous avez fait !», et il a continué ensuite par une petite phrase assassine : «Mais, quelle chance d’avoir eu une génération exceptionnelle…». Donc, en gros, cela voulait dire quoi ? Que tout le travail qu’on avait engagé, ce n’était pas grand-chose parce qu’il y avait eu une génération dite « dorée » avec Laure Manaudou, etc. Le problème, c’est qu’à partir du moment où les gens ont ça dans la tête – qu’il existerait des formules magiques, et qu’il suffirait de trouver les athlètes pour y arriver ensuite -, cela devient très compliqué. Le sport, ce n’est pas de la magie. Je ne crois absolument pas en cette idée. Pourquoi ? Parce que la génération d’après 2004 a été encore plus performante que la précédente, et ainsi de suite à Londres avec 4 titres olympiques.

Donc, il fallait plutôt s’attacher à développer les conditions pour permettre à une génération d’émerger, et ensuite d’être performante sur la durée ?

Oui, c’est-à-dire qu’il faut impérativement installer ce que j’appellerais une « culture de la performance » qui fasse prendre conscience à tout le monde qu’il ne faut surtout pas rougir vis-à-vis de ses adversaires. Je peux résumer cette idée en deux mots : exigence et bienveillance. C’est-à-dire, un niveau d’exigence extrême pour ne pas tricher avec le niveau qu’il va falloir atteindre pour jouer avec les meilleurs – et donc, avec ces fameux adversaires -, et une fois ce niveau atteint : bienveillant et compréhensif pour développer l’environnement nécessaire pour que ses athlètes soient le plus performant possible. Ça, pour moi, c’était l’idée fondamentale.

Il faut savoir que, j’ai d’abord été directeur d’équipe, et ensuite j’ai été DTN (directeur technique national, nda) : c’est-à-dire que je suis passé de la direction de l’équipe de France de natation à « patron » de 5 disciplines d’un coup (en 2001, nda). Ce n’est pas le même métier. Dans ma fonction de directeur d’équipe, je n’ai jamais souhaité interférer dans la relation entre les coachs et les athlètes. Mes interlocuteurs, c’était les coachs : c’était à eux que je devais m’adresser. Cela ne veut pas dire que je n’avais pas de relations avec les athlètes – et parfois même, il y en avait de très fortes -, mais je faisais très attention à ne pas rompre l’équilibre qui existait entre l’entraîneur et son athlète. Ce n’était pas la peine de les faire douter, il fallait – simplement – rajouter de la confiance autour de leur travail. Pour autant, il pouvait y avoir des réflexions communes sur l’entraînement, mais c’était bien les entraîneurs qui étaient acteurs de la performance.

En 1995, vous prenez donc la tête de l’équipe de France. Comment s’est déroulée votre arrivée ?

Vous avez d’ailleurs expliqué à ce sujet :

 « En 1994, Jean-Paul Clemencon m’appelle pour me confier l’équipe de France. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi »

(Il sourit) Oui… et je dirais encore la même chose aujourd’hui : je n’ai toujours pas compris pourquoi (rires) ! Plus sérieusement, à cette époque, je ne suis pas directeur technique dans ma région et je n’ai pas été nageur, je n’ai jamais nagé – sauf dans un petit club, et je pense également que je n’avais pas de grandes compétences en tant qu’entraîneur. Mais, en tant que cadre technique dans ma région : il est vrai que j’avais investi certaines réflexions en matière d’organisation, de management ou encore d’innovation. Par exemple – et même si cela peut paraître anodin -, on avait créé la première formation continue des maîtres-nageurs sauveteurs (les « MNS », nda). Alors qu’à cette époque, il suffisait simplement d’une journée de formation pour devenir maître-nageur sauveteur. Donc, quelque part, je crois que Jean-Paul – à qui je dois beaucoup -, s’est dit qu’il avait besoin de moi pour rompre avec les habitudes ancrées autour de la natation, je pense qu’il avait surtout senti en moi : «l’humilité et l’ambition», comme on l’évoquait précédemment avec cette fameuse formule. Également, j’étais habité par la passion pour mon sport, mais aussi par la passion pour les « vainqueurs ». C’est-à-dire, dans mon cas, il fallait nager à contre-courant de la natation française qui se contentait de dire : « on n’y arrivera pas, ils sont tous dopés ! ».

Il paraît d’ailleurs que vous avez vécu l’échec d’Atlanta comme un «cauchemar».

C’est vrai, cela m’a énormément affecté, j’ai pris mes fonctions en 1994 – en 1995 même, avec ma première compétition aux championnats d’Europe de Vienne -, et là je me suis dit très simplement : « ça ne va pas être simple cette histoire quand même… ». Non pas à cause des athlètes ou des personnes qui les entouraient, mais parce que cette fameuse « culture de la performance » n’était pas encore complètement intégrée dans la fédération,
et ce même si les DTN précédents avaient déjà beaucoup structuré les choses dans certains domaines clefs. Cela m’a aidé lors de ma prise de fonction, car je n’aurais jamais pu réaliser ma mission sans que ce travail ne soit réalisé précédemment.

Je me suis beaucoup nourri de ce qu’ils avaient fait, et en même temps, j’y ai apporté mon niveau d’exigence personnel en disant : « on ne peut pas dire à des athlètes, vous allez dans les plus grandes compétitions au monde pour faire de la figuration et pour ne pas y jouer un rôle », cela n’avait pas de sens. Jouer un rôle, cela revenait au minimum à jouer une finale. Là, on peut parler de performance. Même si on ne sait pas comment va se dérouler la course ensuite, à partir du moment où on a réussi à atteindre une finale : c’est qu’on a son mot à dire face aux meilleurs nageurs du monde. Si on est 20e au classement, je ne vois pas comment on peut se dire : « je vais tous les battre ! ». Donc, ma première vraie décision, c’était de dire : « on ne trompe pas les athlètes et leur encadrement sur ce que réclame le très haut niveau de performance ». D’où la modification ensuite sur les fameux critères de sélection. Et encore, cela a surtout engendré une « prise de conscience » collective et individuelle, ce n’était qu’une « étape », et cela ne peut pas expliquer tous les résultats obtenus.

Comment avaient été acceptées justement ces fameuses modifications sur les minima, qui sont devenues beaucoup plus strictes sous votre mandat ?

Mal, vraiment mal… par exemple, puisqu’on parlait d’Atlanta, moi j’arrive et Jean-Paul (Clémençon, nda) – dans sa position de DTN – pose les conditions dans lesquelles on doit faire les sélections. Et lui, qui vient du sport collectif au départ (du water-polo, nda), il pense que c’est au-travers des relais qu’on va parvenir à recréer une dynamique d’équipe. Donc, il décide de sélectionner l’ensemble des relais pour participer aux Jeux Olympiques ; et à partir de ces relais, d’engager des nageurs dans les épreuves individuelles. Résultat, on s’est retrouvé avec une trentaine de nageurs à Atlanta ! Moi, j’avais à manager l’équipe, et cela a été un cauchemar dans l’image que nous donnions à l’ensemble de la délégation et à l’ensemble des médias. Le problème, ce n’était même pas les relations avec les nageurs. En gros, on avait simplement l’image des losers.

Mais, malgré cela, au sein de cette équipe, il y avait UN nageur qui avait le potentiel pour être sur le podium olympique : il s’appelait Franck Esposito. Lui, il était vraiment habité par une volonté de réussite. À Atlanta, il termine 4ème (sur 200m papillon, nda). Pour moi, il s’agit d’un vrai tournant dans l’histoire de la natation française. À la suite de cette épreuve, on décide de se réunir et on en profite pour discuter ensemble. De cette discussion, il en ressort qu’il a très mal vécu l’ambiance de l’équipe avec trop de monde, avec trop de nageurs qui n’étaient pas concernés par la réussite au plus haut niveau. De son côté, en conséquence, Franck ne s’était pas senti porté par cette équipe en termes d’exigence et de rigueur pour atteindre le niveau qui était le sien. Finalement, il est sorti de ces Jeux en se disant qu’il aurait pu faire beaucoup mieux ; et ça, c’est terrible. D’autant plus qu’en 2000 et en 2004, il ne participera pas aux Jeux.

Vous avez d’ailleurs souvent évoqué votre relation avec Franck Esposito. A-t-il servi d’élément « déclencheur » durant votre mandat ?

Disons que, j’avais des idées, c’est vrai, mais je ne savais pas si elles pouvaient être partagées par les nageurs qui m’entouraient. Quelque part, c’est donc lui qui a « validé » mes thèses. Ce que je pensais, il me l’a exprimé avec ses mots : « on ne peut plus partir aux Jeux avec autant de nageurs et des équipes aussi pléthoriques ! ». Là, je me suis dit : «Ok, il a raison, maintenant on amènera seulement des gens qui ont prouvé avoir le niveau pour disputer ce genre de compétitions». De toute façon, je n’ai jamais cru – et je ne le croirai jamais -, qu’on fait d’une grande compétition internationale un « laboratoire » pour apprendre : on n’y apprend rien si on n’a pas le niveau, si ce n’est à perdre. Donc, on a réduit le nombre de nageurs considérablement. En 1997, grâce à ça, l’équipe va montrer des choses intéressantes en matière d’état d’esprit et de volonté. Là, il y a eu un vrai déclic. Même si, au moment où j’annonce les critères de sélection au retour des Jeux… je me suis senti bien seul. En vérité, pas grand monde ne partageait mes idées : la majeure partie des entraîneurs français étaient surtout remontés contre moi.

D’une certaine façon, le mot d’ordre qu’il fallait greffer au sein de la nation française c’était : « Pourquoi pas nous ? » ; comment avez-vous procédé ?

Pour être franc, je crois que cela s’est déroulé de manière assez simple. En leur disant sans détour : « Est-ce que vous croyez qu’un responsable – tel qu’il soit -, va créer les conditions pour ne pas faire réussir le sport dont il a la responsabilité ? » ; « Est-ce que, quelqu’un d’assez fou existe sur cette terre pour faire ça ? ». Donc, d’une certaine façon, le message délivré était surtout : si je vous mets face à des exigences aussi élevées, c’est parce que j’ai la conviction absolue que vous pouvez y arriver. Ça, quelque part, c’est une vraie marque de confiance envers ses athlètes. Ensuite, j’avais fait quelque chose de très important, j’avais regardé l’histoire des nageurs. C’est-à-dire, j’avais remarqué que précédemment dans l’histoire, seuls les nageurs qui atteignaient une finale parvenaient ensuite à revenir aux Championnats d’Europe ou Championnats du monde ensuite. Les autres, on ne les revoyait jamais dans les grandes compétitions. Quand on constate cela, on se dit que la solution est devant nous. Après, il faut avoir le courage politique de mettre en place ses idées.

En 2011, Sophie Kamoun, ancien pilier de l’équipe de France des années 80, expliquait même : « Nous étions des amateurs. (…) La natation française évoluait dans l’à-peu-près. Chacun travaillait dans son coin, replié sur lui-même, sans moyen pour progresser. Je me souviens que je nageais avec un maillot qui faisait une poche dans le dos ». De son côté, la nageuse (est-allemande) Kornelia Ender vous avait confié son ressenti sur la natation française de façon plutôt directe : «Vous ne travaillez pas assez».

C’est vrai, cela s’était déroulé lors d’une rencontre organisée dans la petite ville d’Abbeville, grâce à des amis communs. Il y avait du monde partout, et surtout Catherine Plewinski (ancienne gloire de la natation française, nda), et donc Kornelia Ender. Et c’est autour de ce moment-là que Kornelia dit à Catherine ouvertement : « De façon générale, vous avez beaucoup de possibilités dans la natation française, mais vous ne travaillez pas assez ! ». Évidemment, je n’ai pas pris cela dans le sens qu’il fallait simplement rajouter des kilomètres parcourus à l’entraînement, mais cela voulait surtout dire que nous ne travaillions pas assez à la volonté de devenir les meilleurs ; ce qui est profondément culturel en Allemagne. Avec Catherine et son entraîneur, Marc Begotti, nous n’avions jamais voulu tomber dans la facilité de trouver l’alibi du dopage des allemandes de l’Est comme excuse pour ne pas les battre. Parce que, sinon, la chose toute simple c’était de se dire : « on va faire comme eux, et on va tous se doper ! ». Non, on a décidé de réfléchir et d’être plus innovant en matière d’entraînement, car cela pouvait nous permettre de les battre, ou au moins d’en battre quelques-unes.

Finalement, vous avez contaminé la natation française avec votre refus de perdre ; peu importe l’adversité et peu importe les circonstances…

C’est ce que j’ai essayé de transmettre au maximum, effectivement. Ensuite, l’apport de Laure Manaudou a été essentiel pour franchir un nouveau cap. En termes de dépassement de limites culturelles, ce qu’a fait Philippe Lucas avec Laure est d’un seul coup venu confirmer que le message porté était le bon. Laure, le disait souvent de toute façon : « c’est quand j’ai vu Roxana Maracineanu devenir championne du monde sur le 20h de France 2 que je me suis dit « pourquoi pas moi ? » ».

Il parait d’ailleurs que, quand on parle à Philippe Lucas, ce dernier explique : 

«Sans Caron, Plewinski, Maracineanu ou Esposito, il n’y aurait jamais eu Manaudou».

Philippe n’a pas que des qualités ; c’est vrai, mais il n’a pas que des défauts non plus (rires) ! Et, à aucun moment, il n’a porté de jugements ou de critiques à l’égard des critères de sélection. Lui, il disait simplement : « Pour moi, ça va, parce que je les fais bosser ! ». Après, on a eu des différends sur certains sujets ensemble, c’est vrai. Mais ce n’est pas important, ce n’est pas ça que l’histoire retiendra.

À cette époque, selon-vous : 

« Les autres nations développaient les capacités physiques » 

de leurs nageurs dans un premier temps, alors que vous, vous cherchiez davantage à développer les mouvements des nageurs à l’intérieur de l’eau pour améliorer la fluidité de leurs courses (et donc, gagner du temps par la même occasion).

Le but, c’est de toujours chercher à être là où les autres ne sont pas ?

En tout cas, il faut déjà être soi-même. C’est-à-dire, dans notre cas, on était convaincu avec quelques-uns qu’on pouvait faire d’énormes progrès en matière de biomécanique dans la natation. Notre message, c’était de dire : « à partir du moment où toutes les autres nations travaillent essentiellement sur la musculation pour avoir plus de force, si nous on travaillait sur la diminution des résistances ? ». Cela revenait donc à lutter contre tout ce qui pouvait nous empêcher d’aller plus vite sous l’eau à force égale. Mais, en vérité, tout ce travail d’alignement de l’axe du corps – ou d’autres aspects très techniques -, cela correspondait surtout à une volonté d’avoir une autre réflexion qui n’était pas encore partagée par les autres entraîneurs de l’époque. Mais, au sein de l’équipe de France, il y avait quelques entraîneurs qui réfléchissaient de cette façon, en cherchant à innover sur le sujet de l’entraînement. Du coup, il existait une sorte de « compétition » entre les entraîneurs en interne à la recherche de la meilleure solution ou de la meilleure méthode, et cela a permis de convaincre les nageurs qu’on pouvait devenir les meilleurs du monde, mais seulement avec du travail et de la réflexion. Cela n’explique pas tous les résultats. Ensuite, il y a eu ce que chaque entraîneur a apporté à partir de son propre bagage, c’est surtout ce melting-pot culturel qui a permis d’en arriver là.

À votre sujet, Michel Chrétien explique : 

« Claude Fauquet encourageait fort justement à ne pas s’accrocher à des modèles ». Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?

Cela représente le point de départ de la notion de remise en question. Le message que je tenais à l’époque – et que je tiens toujours aujourd’hui d’ailleurs -, c’est qu’on n’est jamais autant en danger qu’après une période victorieuse. Parce qu’on pourrait avoir la facilité intellectuelle de se dire : « si ça a marché, je peux reproduire cette méthode pour que cela fonctionne à nouveau ». Sauf que, entre-temps, les autres ont été influencés et se sont adaptés à ce que j’ai proposé précédemment. Donc, si je reproduis la même chose, finalement : je suis déjà dans le passé… Une fois qu’on a gagné, il faut surtout se poser la question suivante : « qu’est-ce que je vais devoir modifier pour gagner à nouveau ? ». Ça, c’est une vraie question qui incite à réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour retrouver le succès. Après, malheureusement, il faut avouer que gagner, puis regagner, ce n’est pas vraiment notre force en France (sourire).

Sur le monde de la natation, vous aviez d’ailleurs confié :

« Une chance fut que je n’étais pas issu de ce milieu, et donc pas influencé culturellement par les idées qui s’y véhiculaient »

Disons qu’en vérité, il y a deux choses que le milieu me reprochait. La première, c’était de ne pas avoir été un athlète. La seconde, c’est d’être un « intellectuel » ; c’est-à-dire, qu’on me reprochait d’avoir un mode de pensée différent de celui des athlètes. Cela a été deux contraintes ; mais, en même temps, dans ce métier : on ne progresse qu’à travers la contrainte. Moi, j’ai toujours voulu démontrer qu’il fallait réfléchir sur beaucoup de sujets différents pour pouvoir progresser. Je n’étais pas non plus reconnu comme un entraîneur, donc, finalement, ma nomination apparaissait comme un peu « étrange » aux yeux de certains. La seule légitimé que j’avais, c’était le travail que j’avais réalisé précédemment avec Marc Begotti et Catherine Plewinski. N’étant pas issu de ce milieu au départ – et cherchant à expliquer comment il fallait faire les choses pour développer les conditions propices au succès -, cela a été très délicat au départ.

En 2017, Alain Bernard expliquait : 

« C’est le modèle que Claude Fauquet avait mis en place au début des années 2000 qui nous a permis d’avoir une natation française très forte. Or en quatre ans, on a l’impression que tout s’est effondré, c’est ça qui est un peu écœurant ».

Ça vous laisse de l’amertume d’entendre ça ? De voir, que finalement, votre héritage n’a pas été préservé convenablement…

De l’amertume, non, puisque ce n’est pas mon histoire. Ensuite, je ne crois pas spécialement à la question « d’héritage » ; je dirais plutôt que la question est « institutionnelle » : je pense qu’il y a eu des erreurs stratégiques commises de la part de la fédération – des gens qui postulaient également pour des postes importants qui n’ont pas été acceptés -, et cela a empêché d’avoir une certaine forme de continuité sur la stratégie mise en place lors de mon mandat. Ensuite, comme partout, il y a eu des problèmes d’ordre politique. Maintenant, j’ai surtout envie de dire : c’est le problème de la fédération aujourd’hui, qu’est-ce qui a été fait pour préserver les bonnes choses réalisées précédemment ? Quand on se retrouve à favoriser tel ou tel collaborateur plutôt qu’un autre… Par exemple, pour ne plus s’opposer aux « Marseillais » : à un moment donné, le président de la fédération a voulu avantager la ville de Marseille d’une certaine façon avec certaines nominations à des postes clefs. Il n’y a rien de pire que ça… Après, pour ma part, je n’ai pas le temps d’être dans le regret, la vie passe vite. Et je peux toujours exercer ma passion pour le sport ailleurs. J’ai fait ce que j’avais à faire. Je me régale autrement aujourd’hui.

Comment arrive-t-on à la natation, quand on préfère le football et le rugby, au départ ?

Le sport, ou même la vie, c’est toujours une histoire de rencontres, ou de hasard. Ensuite, j’ai très vite été curieux vis-à-vis de ce sport. Ma première rencontre fondatrice – celle qui m’a donné l’envie de manager une équipe de natation -, c’est avec Raymond Catteau qu’elle s’est produite. Pour moi, il a endossé le rôle de Maître spirituel quelque part. À l’époque, je trouvais que les explications qu’on me donnait au sujet de la natation n’exprimaient pas réellement la complexité de ce sport ; à savoir, les déplacements d’un être humain dans l’eau, c’était beaucoup trop analytique. Lui, avec son approche différente de la discipline, il me fait directement rentrer dans une dimension où j’aperçois toute la complexité qui entoure ce sport. Pour moi, le détonateur est là, fondamentalement. Alors, comment on passe du football et du rugby à la natation, finalement ? C’est très simple. Pour moi, ce sont des jeux. C’est-à-dire, je me régalais à jouer au football ou au rugby, mais pas à réfléchir au plaisir que je prenais à y jouer ; je n’avais pas envie d’aller plus loin en étudiant la partie entraînement, cela ne m’intéressait absolument pas. Donc, vu qu’il fallait bien que je choisisse une option à l’époque lors de mes études pour devenir prof’, j’ai pris natation. Ensuite, au moment de
passer le concours pour obtenir le diplôme, j’ai vu que la moyenne n’était pas très élevée en natation, alors j’ai pris judo (rires) ! Et j’ai été super bien classé en plus !

Donc, en fait, on en revient toujours à une notion fondamentale qui reste la curiosité. C’est ça, qui détermine les parcours, selon-moi. Dans la vie, il faut savoir être curieux de comprendre le désir qui anime les autres à se surpasser en permanence. Par exemple, je suis passionné à écouter des acteurs de cinéma ou des écrivains – tout ce qui fait que, d’un seul coup, une personne va passer 10 heures par jour à travailler pour atteindre un but fixé. Et parfois même, un but presque inutile ! Parce qu’il faut avouer quelque chose, devenir champion olympique, par exemple, cela ne sert pas à grand-chose : cela ne permet pas de vivre plus longtemps, cela apporte un peu de célébrité sur l’instant, mais après… ? Pour certains, gagner peut même avoir des conséquences dramatiques, d’ailleurs.

Quelle différence voyez-vous entre la gestion d’un athlète au sein d’un sport collectif et d’un sport individuel, comme la natation par exemple ?

Dans la natation, il faut parvenir à créer les conditions pour que l’équipe existe, afin que l’expression individuelle puisse s’exprimer ensuite. Il suffit de regarder quand Michael Phelps nageait (avec les États-Unis, nda), on sentait bien qu’il était porté par son équipe, malgré qu’il s’agisse d’un sport individuel au départ. Avec le football, c’est différent : il faut créer les conditions pour que chaque individu apporte quelque chose pour que l’équipe prenne une autre dimension. Cependant, il ne faut jamais dissocier ces choses-là malgré leurs différences. Quand on me disait : « toi, tu fais de la natation, c’est autre chose qu’un sport collectif ! ». Non, il s’agissait des mêmes problématiques mêmes si les singularités pouvaient différer. Si un nageur monte sur le plot en sentant que sa vision de son sport n’est pas partagée par l’équipe qui l’entoure, il a de grandes chances de foncer dans le mur.

Dans Autopsie du sport français (par Daniel Riolo, Hugo Sport 2018), Alain Bernard explique : 

« Il y a beaucoup de chapelles dans la natation française. Et c’est très chasse gardée (…) Il n’y a pas assez d’échanges. Il faudrait que les entraîneurs se parlent plus ».

Déjà, en 1975 au sujet du football, Ștefan Kovács expliquait : 

« Près de deux ans après mon installation en France, je continue de penser que les entraîneurs n’y échangent pas assez leurs idées et leurs méthodes. S’ils débattent souvent de leurs conceptions tactiques, on dirait qu’ils évitent de s’exprimer sur leur travail de fond, comme si c’était un secret. Pourtant, un entraîneur ne peut, à lui seul, expérimenter toutes les méthodes ».

Qu’en pensez-vous ?

Disons qu’on ne va pas demander à un entraîneur de réfléchir à ce qu’il fait, même si, évidemment, cela reste plus intéressant s’il se cultive et qu’il cherche à réfléchir. Pourquoi je dis cela ? Parce que, force est de constater une chose : certains entraîneurs qui ne le font pas – ou du moins, qui l’expriment moins -, parviennent quand même à avoir des résultats. Donc, ce n’est pas eux qui vont chercher à échanger avec les autres. Il faut qu’au niveau de ce qu’on appelle « les instances », des procédés soient mis en place pour permettre aux entraîneurs d’échanger afin de permettre l’extraction de connaissances et de méthodes différentes. In fine, le rôle d’une direction technique – ou d’un encadrement institutionnel -, ce n’est pas seulement de sélectionner, sinon, ce serait trop facile.

C’est dans cette optique d’échanges, que vous avez voulu développer une Académie des entraîneurs nationaux, lors de votre mandat à l’INSEP ?

Bien sûr, c’était un vrai projet, ça. D’ailleurs, avec Claude Onesta, on était d’accord pour qu’il prenne le rôle de président. Le but, c’était de fonder une véritable Académie avec 7 membres fondateurs issus du sport français pour favoriser l’échange culturel à travers toutes les disciplines. En vérité, on se posait une question très simple : « Quels sont les lieux de transmission de la culture du sport français en France ? ». Vraiment, il s’agissait d’un projet au sens étymologique du terme du mot « transmission ». Ensuite, il aurait fallu se présenter avec un vrai projet pour y rentrer, défendre ses idées, etc. Malheureusement, on n’a pas réussi à concrétiser cette idée. Cela va tellement vite avec le changement d’un ministre des sports à l’autre, c’est difficile de mettre en place ce genre de projets.

C’est aussi dans cette optique, que vous avez milité pour l’entrée de la philosophie et la recherche du « sens » à l’INSEP ?

(Il marque un temps d’arrêt…) Quelle est la discipline historique qui s’interroge sur l’humanité depuis la nuit des temps ? C’est très simple, il s’agit de la philosophie. Combien de fois j’ai trouvé des réponses à mes questions de management en lisant Gilles Deleuze ou encore Spinoza. Alors, quelques fois, bien sûr, par l’intermédiaire d’une vulgarisation comme peut le faire Michel Onfray. D’ailleurs, je cite souvent cet exemple sur les Jeux Méditerranéens. À l’époque, je m’interrogeais sur ce qui est pour moi un grand mystère, à savoir la relation entre un entraîneur et son athlète. Et donc, avec le livre Dialogue qui reprend un dialogue entre Gilles Deleuze – avant sa mort – et Claire Parnet, je tombe sur un chapitre qui définit ce qu’est un devenir. Et il explique la chose suivante : « Si vous regardez une abeille qui butine une fleur, j’appelle devenir le fait que l’abeille butine pour devenir et qu’en même-temps, elle transforme la fleur en butinant ». Il y a donc ce qu’il appelle un devenir-abeille de la fleur, et un devenir-fleur de l’abeille. Et du coup, je sors de ça avec cette formule : « Il y a devenir entraîneur de l’athlète, et devenir athlète de l’entraîneur ». En regardant cette relation sous cet angle-là, cela m’a apporté d’autres réflexions.

Vous répétez souvent que ce ne sont pas nécessairement les « meilleurs » qui sont devenus champions olympiques par la suite. Pour sa part, Kasparov disait que la « clef de la réussite », c’était forcément le travail : parce qu’un « potentiel » avec une forte capacité de travail deviendra bien souvent meilleur que la plupart de ses concurrents.). Qu’en pensez-vous ?

Je vais également me permettre de citer Kasparov, alors (sourire). Kasparov dit : « Je pense qu’il y a un big bang nécessaire ». C’est-à-dire, dans le sport, ce big bang, c’est le désir. Au final, qu’est-ce qui fait, qu’à un moment donné, un gamin ou une gamine prend conscience dans sa tête qu’il veut devenir le meilleur ou la meilleure du monde ?

Pep Guardiola et Marcelo Bielsa parlent souvent du « feu à l’intérieur », en référence à la passion.

C’est un peu ça, oui. Parce que, on peut travailler autant qu’on veut, cela ne changera pas la finalité du résultat : il y a même des personnes qui travaillent simplement pour combler un vide dans leur existence ; sans réel désir, donc. C’est pareil pour les athlètes. Puisque, le travail, finalement, ne fait que répondre aux exigences du désir. C’est la même chose pour un écrivain d’ailleurs, sauf que le désir sera celui de partager à travers les mots. Je citais Delon récemment à ce sujet, Delon disait : « Dans nos métiers, il y a deux types de personnes : les acteurs, et les comédiens. Moi, je suis un acteur ». C’est-à-dire, les comédiens expriment des techniques apprises dans les Comédies, à l’inverse des acteurs. Les acteurs, eux, expriment plutôt leur propre vécu dans un premier temps. Pour moi, je pense que ce qui fait la différence entre le haut-niveau et le très haut-niveau, c’est justement de parvenir à passer de comédien à acteur, en y ajoutant sa propre dimension personnelle et en exprimant dans son activité sa personnalité la plus profonde. Si on ne franchit pas ce cap-là, on reste bloqué.

Quel regard portiez-vous sur la relation Philippe Lucas – Laure Manaudou ? Pensez-vous que la célébrité a eu des conséquences néfastes sur ce duo ?

C’est une histoire compliquée, après. La seule chose qui m’intéresse, c’est le duo qu’ils ont formé pendant 4 ans. Qu’est-ce que j’observais ? Quelque chose de simple, un coach – qui, peu importe ce qu’on peut penser de lui et de ses méthodes d’entraînements, etc. – était là à 6h du matin au bord du bassin et qui faisait travailler, travailler et encore travailler son athlète. Ensuite, je pense que lui, avait aussi un besoin de reconnaissance. Quelque part, il est parti dans une spirale médiatique, dans une certaine recherche de reconnaissance. Aujourd’hui, j’espère simplement qu’il a compris que cela ne correspondait pas à ses valeurs d’homme-travailleur. Et puis, quand on existe à travers les médias, cela ne crée jamais les conditions d’une existence véritable. C’est même un danger, Laura l’a vécu d’une certaine façon également. Après, ça reste leur vie. Moi, je parle de ce qu’ils ont démontré dans les bassins pendant 4 ans. Et, ça n’a duré que 4 ans.

Dans votre sport, il y a une particularité avec des nageurs qui prennent parfois une retraite précoce, avant d’effectuer un retour, comment l’expliquez-vous ?

C’est vrai, et cela marche rarement, d’ailleurs. Après, par le fait que ces athlètes prennent leur retraite un peu jeune, peut-être qu’ils se disent qu’ils n’ont pas encore vécu leur vie pleinement. Et c’est là qu’il existe une sorte de « distorsion » selon-moi ; de croire que la vie est en-dehors de la pratique. Il s’agit de la même chose. J’entends souvent des choses qui me font bondir, par exemple : « J’ai dû faire des sacrifices ! ». Non, faire des sacrifices cela revient à se lever le matin à 5h pour aller bosser et gagner 1000€ par mois. Ça, ce sont des sacrifices. Par contre, des gens qui cherchent à exprimer leur désir dans le sport et qui peuvent rencontrer des personnes pour les accompagner à concrétiser ce désir ; moi, je n’appelle pas ça faire des sacrifices. Réaliser sa vie au travers de la performance et parler de sacrifices ensuite, je ne comprends pas.

Quand on se penche un peu plus sur l’état de la natation française, avec le déballage d’Amaury Leveaux dans son livre et les déclarations sur le « groupe des Marseillais », on a quand même l’impression qu’il s’agit d’un sport très « politique » avec beaucoup de conflits d’intérêts. On peut également penser à la conférence de presse durant laquelle Romain Barnier – alors entraîneur de l’équipe de France – va régler ses comptes avec Alain Bernard à la suite des Jeux de Rio en 2016.

Cette conférence de presse… c’est un moment terrible pour la natation française, absolument terrible. Après, ça en dit beaucoup sur le manque d’autorité. Et par autorité, je n’entends surtout pas évoquer la notion d’autoritarisme. Simplement, il y a des gens, à la tête de la fédération, qui devraient surtout chercher à créer les conditions pour que cela n’arrive pas. Après, que Amaury s’exprime – ou qu’il règle des problèmes persos à travers son livre -, c’est son sujet. N’empêche que, il a été vice-champion olympique, il a eu le record du monde du 100m en petit bassin. Alors, Marseillais ou pas : il l’a fait, lui. Donc, probablement aussi qu’il s’agissait de faire un peu de promo sur son bouquin. D’ailleurs, il m’avait même demandé de faire la préface. Mais, comme il n’a pas de « filtre », il m’avait raconté toutes les conneries qu’il allait mettre dedans (rires), j’ai refusé du coup ! Mais, c’est un bon garçon, Amaury, vraiment. Quelque part, il n’a pas bénéficié du même éclairage médiatique que certains. Pour moi, c’était le Laure Manaudou au masculin. Le même potentiel et la même façon de s’exprimer dans l’eau.

Pour Marc Begotti : « Ce ne sont pas les entraîneurs qui forment les nageurs, mais les nageurs qui forment leurs entraîneurs » ; qu’en pensez-vous ? On sait que, par exemple, Guardiola a revu sa façon de voir le « jeu » quand il a perdu Lionel Messi. A Munich, il fallait s’adapter à d’autres joueurs, d’autres profils. Ferguson disait que de toute façon à un moment, il n’avait plus les « yeux » pour voir ce que voyez Cantona sur un terrain.

Encore une fois, je ne pense pas que la relation entraîneur-athlète soit une relation unidimensionnelle. C’est-à-dire que, il faut que l’athlète essaie de comprendre ce qu’il est en train de faire. Est-ce qu’il n’est que « l’objet » de quelqu’un qui le guide ? Ou, au contraire, est-ce qu’il devient partie prenante de l’action et de la réflexion menée par son entraîneur ? Car à la fin, c’est bien lui – l’athlète – qui construit son histoire. L’entraîneur, lui, n’est qu’un accompagnateur. Sauf que, encore aujourd’hui, on croit souvent dans le sport que l’entraîneur doit dire et l’athlète faire pour que les résultats arrivent. Je ne crois pas à cette idée. Guardiola l’exprime en responsabilisant énormément ses joueurs et on voit le résultat.

Cela reprend un peu la philosophie de Claude Onesta avec l’équipe de France de Handball, qui cherche principalement à responsabiliser ses joueurs pour mieux les intégrer à un projet commun.

Tout-à-fait. Et j’ai vécu ça avec eux pendant 4 ans, j’ai bien travaillé sur le sujet et j’ai vu comment cela se produisait dans les faits. Cela revenait à une véritable responsabilisation des joueurs de la part de leur entraîneur. Lui, il endossait le rôle de garant de l’histoire. C’est-à-dire qu’il intégrait les règles adéquates pour que l’histoire soit bonne.

Toujours pour Libération en 2008 : « On a fait en sorte de construire une élite la plus large possible, la plus représentative, sans contrainte de morphologie ». En quelque sorte, vous avez fait l’inverse de la DTN dans le football après 1998, très « arrêtée » sur certains profils types, notamment au milieu de terrain…

Ah ça… cela avait fait une petite polémique d’ailleurs ! Moi, non, je ne me fais pas du tout cette idée de ce qu’est un athlète. Regardez la taille d’un meneur de jeu au Basket par exemple : il ne faut jamais sous-estimer ce que l’homme peut faire. Je suis convaincu d’une chose, on tue un Mozart toute les 5 minutes dans ce monde.

Dernière question : un mot sur Franck Esposito, quel regard portez-vous sur sa carrière ? Même s’il n’a pas autant gagné que certains, il a eu un impact colossal sur la natation française à vos côtés.

C’est assez simple, en fait. Et là, on peut parler du principal apport de Laure (Manaudou), d’ailleurs. Grace à certains de ses excès, elle a permis de médiatiser la natation. Donc, certains nageurs sont devenus médiatiques avec elle par la même occasion. Ce n’était pas le cas à l’époque de Franck. Et beaucoup de personnes ne se sont pas rendus compte de l’exploit considérable que représente sa 4ème place aux Jeux d’Atlanta, en 1996. Après, je lui dis parfois, à quoi ça sert d’être médiatique ?

Au sujet de Pep Guardiola, « il voulait étendre ses connaissances, se souvient César Luis Menotti en évoquant sa rencontre avec le Catalan en 2006, dans un quartier de la ville de Buenos Aires, entre fumée de cigarettes et relents de whisky. C’est comme quand tu sais comment doit sonner un violon, mais que tu demandes quand même l’avis d’un professeur de violon. Il est allé partout avec cette idée en tête. Il a rencontré des gens comme Marcelo Bielsa, Arrigo Sacchi et moi-même pour consolider ses idées. Quand il a débuté, il était déjà très bien préparé ».

Quelles questions l’homme aux 28 trophées en 10 saisons aurait-il posé au directeur d’une écurie présente depuis plus de 40 années en Formule 1 ?

Ou encore, à l’entraîneur le plus titré de l’histoire du sport français ?

En 2020, le footballophile vous proposera un voyage en compagnie des plus grands managers de l’histoire du sport pour répondre à cette question.

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