Psychologie, un tabou dans le sport ?

Publié par Sophie Huguet 

Le rôle du psychologue du sport ne s’adresse pas qu’à la santé mentale du sportif mais aussi à lui permettre d’affronter les compétitions et de renforcer ses qualités mentales.

Pour finir, il aura probablement fallu aux Etats-Unis de considérer le sportif, comme un être humain dans un contexte spécifique, soumis à des pressions internes et externes et non plus comme une machine à gagner sans états d’âmes. Il aura fallu attendre que de nombreux scandales arrivent pour se dire que le milieu sportif n’est pas épargné de toutes les problématiques que l’on retrouve ailleurs.

Alors, qu’est-ce qui freine encore le sport français pour s’attaquer à cette dimension si importance et pourtant si négligée.

cristianoronaldoIl y a 15 ans, j’effectuais un stage de recherche dans un centre national d’entraînement. Je suis allée rencontrer des entraîneurs et des joueurs de tennis. A la question de l’utilité de la psychologie dans le tennis, les réponses ont été claires de la part des entraîneurs: «les «mecs» n’ont pas d’états d’âme.

La psychologie ne sert à rien». Cette phrase m’a marqué. Encore plus, car quelques minutes plus tard, j’allais interroger deux jeunes joueurs. L’un était malheureux car son entraîneur ne s’intéressait pas à lui car il n’avait pas le gabarit adéquat pour le haut niveau et était proche de se faire virer par manque de résultats. L’autre était blessé depuis plusieurs mois et personne ne s’intéressait à lui, à ce qu’il ressentait et il se sentait seul.

J’étais frappée par le fossé séparant le ressenti des entraîneurs qui prétendaient que les joueurs n’avaient pas besoin d’accompagnement psychologique et ceux des joueurs qui ne se sentaient pas écouté, compris et ne pouvaient pas exprimer leur malaise à leur entraîneur. Ces deux joueurs malheureux ont connu une suite plus radieuse puisqu’ils font partie des 20 meilleurs joueurs mondiaux aujourd’hui.

Cet exemple est peut-être un cliché, une généralité, mais quinze années ont passé et je me demande si les mentalités ont réellement changé. J’ai constaté quelques évolutions mais parler de psychologie dans le milieu sportif reste encore un sujet superflu, négligé et même critiqué.

La psychologie demeure une discipline floue pour le sportif et l’entraîneur qui ne comprennent pas toujours l’intérêt de la démarche et restent sur des préjugés qu’il faut nécessairement éclairer pour faire évoluer cette discipline dans le futur.

Cela paraît évident de s’entraîner, de bien manger, de muscler son corps, de faire attention à sa récupération, de s’occuper de son corps pour être performant.

Mais comment peut-on s’occuper de sa tête?

Est-ce que ce que le sportif n’est pas un être humain comme un autre qui arriverait à être performant quelque soit ses états d’âmes?

Peut-être que le milieu sportif rêve d’un sportif à l’image d’une machine, bien huilée, performante qui ne se pose aucune question.

Le malentendu provient du mot «psychologie» qui reste ancrée dans les mentalités avec la pathologie. La question reste toujours en suspens:

«Si je vais voir un psychologue, ça veut dire que je suis cinglé?».

Non. Il faut donc déjà rassurer le sportif. Une fois passé cette étape, il faut qu’il puisse assumer avoir «besoin» d’un psychologue. C’est là qu’il se confronte lui-même parfois à un autre préjugé, de paraître «faible» aux yeux des autres. Cela paraît intolérable d’apparaître avec des faiblesses alors que l’on cherche à être le plus fort. On comprend alors aisément pourquoi la psychologie a déjà des difficultés à rentrer dans le milieu sportif. Car elle est perçue comme étant un aveu de faiblesse, alors qu’au contraire, elle pourrait paraître, à l’image de certains sportifs professionnels, comme «banale» au même titre qu’un accompagnement médical, physique, tactique ou technique.

davidferrerCe qui est pourtant paradoxal est que l’on entend parler de «mental» partout, dans les journaux, dans la bouche des entraîneurs ou des sportifs, souvent pour expliquer une contre-performance:

«Il n’a pas réussi parce qu’il n’était pas fort dans sa tête»«Elle a craqué mentalement». «Le stress l’a paralysé».

Ah bon? Alors, ça veut dire qu’il se passe quelque chose dans la tête du sportif quand même. Ce qui est rassurant (c’est donc un être humain comme un autre).

Mais que fait-on pour qu’il ne craque plus, qu’il gère la compétition?

Pas grand chose en fait. C’est ce que l’on appelle l’expérience: ce qui ne tue pas rend plus fort. On ne peut pas faire l’économie de la souffrance, mais peut-être pourrait-on les accompagner?

La question est de savoir comment gérer les aspects psychologiques de la performance? Là aussi, il faut dépasser une croyance. L’entraîneur peut penser qu’il peut résoudre ces paramètres en discutant avec le sportif. Cela est évidemment utile mais ce n’est pas pour autant que le sportif arrivera à évoluer psychologiquement. Car le travail psychologique ne se limite pas à une discussion. C’est un travail où le psychologue a une compétence particulière, une distance et une neutralité qui le place à une position différente.

Comment faire quand le sportif perd confiance, n’a plus envie, a des conflits avec son entraîneur?

On le jette à la poubelle?

On en prend un autre et on ré-essaye une nouvelle fois?

Le sportif doit souvent se débrouiller avec ses doutes, ses difficultés, ses passages à vide car il ne peut pas avouer cela à son entraîneur ni même à son entourage parfois. Car l’entraîneur est directement impliqué dans la performance, le résultat, alors que le psychologue du sport est là pour parler aussi bien des moments positifs que négatif sans jugement et sans intérêt sur la performance. C’est un regard différent et complémentaire à celui de l’entraîneur.

matthieubastareaudPourquoi ne prend-on pas en compte les difficultés que le sportif traverse parfois?

Est-ce que l’on veut prétendre qu’il n’a aucune faille?

Pourtant, dans la pratique, la réalité est différente. Le sportif traverse aussi des périodes de difficultés personnelles (familiales ou autre), des blessures, des moment de contre-performance, des doutes sur son projet ou ses motivations.

Est-ce que le sportif doit se taire et faire semblant de rien?

Cela me rappelle l’affaire du rugbyman Matthieu Bastareaud qui avait été hospitalisé pour des troubles psychologiques. Interrogé sur ce sujet, Marie-Jo Pérec a lancé un cri du coeur dans le quotidien l’Equipe:

«Je ne comprend pas qu’après les multiples problèmes qu’ont connu les jeunes sportifs français, comme Manaudou ou Gasquet, on n’ait pas tiré les leçons de ces erreurs et que l’on n’encadre pas plus ces gamins».

 Marie-Jo sait de quoi elle parle, elle qui avait quitté les Jeux Olympiques de Sydney, après avoir eu une crise d’angoisse qu’elle n’a pas réussi à gérer au point de ne pas pouvoir se présenter sur la piste et fuir Sydney dans une stupeur générale. On n’évoque pas non plus les difficultés de l’après-carrière, du passage à la vie «normale» du sportif qui doit faire face à une crise identitaire, se construire une nouvelle vie sans y être préparé et accompagné.

lauremanaudouPourtant, le travail psychologique permet au sportif de mieux se connaître, se comprendre, affirmer sa personnalité, assumer ses choix et de se sentir en accord avec lui-même.

Est-ce que cela n’est pas utile pour réaliser des performances? Pourquoi refuser cela au sportif?

Je n’ai pas la réponse. Je ne comprend pas que l’on préfère ignorer l’apport de la psychologie du sport. Mais je me demande encore combien de talent seront gâchés car on a ignoré leur états d’âme? Seul quelques sportifs de haut niveau osent parler délibèrement de l’apport de la psychologie dans leur préparation, comme Teddy Riner qui a entrepris un travail qu’il qualifie de « libérateur » depuis huit ans et qui continue à évoluer et battre des records dans sa discipline.

Bien sûr, on voit apparaître de plus en plus les psychologues dans le milieu sportif et cela évolue dans le bon sens. Mais je m’étonne encore de rencontrer des sportifs et des entraîneurs qui n’ont pas de résultats ou qui sont confrontés à des blocages qu’ils ne comprennent pas et qui continuent à avoir des réticences à aller voir un psychologue du sport. Ils ne veulent pas chercher en eux la cause de leurs blocages. Ils ne veulent pas révéler leur part sombre.

Je ne serais pas arrivé là si…

Teddy Riner … Si mes parents ne m’avaient pas laissé faire mes choix. Ils ont toujours accepté de discuter avec moi, et j’étais ferme et catégorique. Quand à 13 ans on m’a proposé d’entrer dans une section sport-études, ils ont accepté de payer ces études et de laisser partir leur fils. Maintenant que j’ai un fils de 3 ans, je me dis qu’à leur place, j’aurais dit non. C’est trop tôt.

 

A quoi votre enfance a-t-elle ressemblé, auprès de ces parents qui vous faisaient confiance ?

J’ai grandi rue de Courcelles, dans le 17e arrondissement de Paris. Mais ma mère et mon père sont nés et ont grandi en Guadeloupe. Ils sont venus en métropole chercher du boulot. Ma mère a voulu accoucher de moi en Guadeloupe, entourée de toute la famille, parce que c’est la fête, la naissance d’un enfant. Une fierté ! J’avais deux grandes sœurs et un grand frère.

Quand mon frère est arrivé à l’hôpital, tout content, il portait sa peluche Teddy. Il a parlé de son ourson, mes parents se sont regardés, ils m’ont donné le même prénom. J’ai beaucoup de chance… Je vous explique : mon frère s’appelle Moïse, comme mon père, c’est la tradition, ma mère Marie-Pierre, donc je devais m’appeler Pierre-Marie. Heureusement, ce n’est que mon deuxième prénom.

Quel travail ont trouvé vos parents à Paris ?

Mon père travaillait à La Poste et ma mère était auxiliaire de puériculture pour la Mairie de Paris. Ils se sont toujours mis en quatre pour que leurs enfants ne manquent de rien. On avait de l’argent de poche et même des vêtements et des chaussures de marque, comme les autres. On avait le droit à une paire de baskets par mois, sauf que moi, je les usais en quinze jours. Si je n’avais pas d’assez bonnes notes, la deuxième paire était sans marque. L’horreur pour un enfant !

J’avais beaucoup, beaucoup d’énergie. Je ne m’endormais qu’une fois les batteries vidées, toujours le dernier. Ma mère a vite compris qu’il fallait faire quelque chose… Il y a eu le solfège, le chant, la bibliothèque – j’adorais les BD ! –, et le sport. Ma mère était sportive, elle avait ses cours de stretching, son fitness. Dès mes 5 ans, elle m’emmenait les mercredis et samedis au club multiactivités de l’Aquaboulevard (c’était direct en bus), les mardis et jeudis au foot, et les dimanches aux matchs.

Mais tout ça sautait au moindre mot ou mauvaise note dans le carnet de liaison… Mon père, en rentrant du travail, repassait derrière ma mère pour les devoirs. Une rature et on recopiait toute l’expression écrite. Ça ne rigolait pas. J’ai eu de très bonnes notes jusqu’à 13 ans. Elles ont chuté quand mes parents m’ont lâché, que je suis arrivé dans un nouvel univers où je devais concilier études, entraînement intensif et déplacements le week-end.

Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti la première fois que vous avez pratiqué le judo ?

Nous étions une dizaine de débutants, dans une pièce assez sombre, et il y avait ce super-prof qui m’a donné envie de continuer. Il était pédagogue, on s’échauffait en jouant. Il n’y avait pas un moment où on n’avait pas le sourire. Et puis, à la fin de la séance, il y avait les combats. L’affrontement ! Qui allait faire tomber qui…

C’est ce goût du combat qui vous a conduit à choisir ce sport ?

J’ai tout essayé : karaté, basket, tennis, squash, golf, danse modern jazz, escalade, foot et judo. Pour les deux derniers, quand les détections sont arrivées, on m’a proposé d’aller vers le haut niveau. J’ai choisi le judo parce que je ne perdais jamais, alors qu’au foot, même si je me dépassais, la victoire ne dépendait pas que de moi. Cela m’énervait que certains ne se donnent pas à fond. Au judo, je suis seul responsable de la victoire ou de la défaite. A 13 ans, on vous repère, donc, lorsque vous gagnez le championnat de France cadets, et vous partez en sport-études à Rouen…

Mes parents étaient d’accord. Ils ont dû se serrer la ceinture, prendre un crédit. Leur enfant réussissait, ils voulaient l’encourager, l’accompagner en compétition. Il leur arrivait de dormir dans la voiture sur un parking de station-service pour ne pas payer l’hôtel. Mais ils ne m’ont jamais rien dit, j’ai appris tout ça plus tard. Je les en remercie.

Etre séparé d’eux, aussi jeune, a-t-il été douloureux ?

Non, j’étais content d’être dans l’élite, je les voyais le week-end et il y avait le téléphone. Mais j’ai découvert la dureté de ce sport. J’étais collégien, et directement confronté à des jeunes de 20 ans qui me massacraient. Mais je me relevais à chaque fois et je progressais.

L’année suivante, en 2004, à l’Insep [Institut national du sport de l’expertise et de la performance], c’était encore plus rude. J’avais 14 ans, vous vous rendez compte ! Normalement, on n’y entre pas avant 18 ans. Une commission m’avait accordé une dérogation parce que je mesurais déjà 1,95 mètre. Mes parents étaient contre, mais j’ai réussi à leur retourner le cerveau. J’avais cours le matin, puis entraînement, cours l’après-midi, puis entraînement, le soir je dînais, ensuite il y avait l’étude. Comme ça du lundi au vendredi. Je n’avais aucun temps pour moi.

Les plus âgés n’avaient-ils pas pour consigne de vous ménager, sur le tatami ?

Pour l’Insep, mes parents avaient posé une condition : les études devaient suivre, jusqu’au bac. Et je ne devais pas soulever de fonte. Les entraîneurs ont respecté cela, je faisais du renforcement musculaire, pas de musculation. Mais je m’imposais tellement de pompes et d’abdos que je me faisais encore plus mal ! Les autres gars, face à moi, avaient au minimum cinq ans de plus. Oui, ils étaient censés faire attention. Mais en fait, personne ne faisait attention…

A l’époque, j’étais tout le temps les quatre fers en l’air, je valdinguais sur le tapis. Mais ils me voyaient progresser vite. En trois ans, j’ai fait ce qu’ils n’ont pas fait en dix ans. J’en ai mis pas mal à la retraite quand j’ai décroché mon premier titre. Mais je n’ai pas compris tout de suite la jalousie.

Je n’oublierai jamais, mais je n’en veux plus à tous ceux qui m’ont blessé. Comme l’abruti qui m’a fait sauter l’épaule avant un championnat d’Europe, alors que j’étais à plat ventre au sol. C’est parce qu’on ne m’a pas fait de cadeaux que je suis devenu ce que je suis. Il y avait de la concurrence sur le tapis, on se faisait progresser les uns les autres. Moi j’étais une éponge. J’ai cette faculté à écouter, à prendre les informations qu’il faut.

Vous décrivez tout de même une jeunesse sacrifiée au sport…

C’est la seule chose que je regrette, dans tout ce que j’ai vécu. Au collège, il y a les petites amourettes. On se voit après les cours, on traîne ensemble, on va au café, on fait des boums, on va en boîte… J’aurais voulu connaître ça, l’adolescence. J’y pense quand je regarde les gamins dans la rue. Mais sur le coup, je ne l’ai pas vécu comme un sacrifice. Et c’est une chance d’avoir voyagé, d’avoir eu cette vie particulière.

Vous avez respecté le vœu de vos parents et passé le bac ?

J’étais tout le temps aux quatre coins du monde : les tournois, les points à prendre pour les JO… Alors le rectorat de Créteil a détaché un prof calé en tout qui me suivait. Et j’ai obtenu mon bac pro « micro-informatique ». Après j’ai fait un peu de management, et j’ai eu la chance de suivre une formation de Sciences Po pour les sportifs de haut niveau, et des cours d’anglais, pendant deux-trois ans.

C’est à l’Insep que vous avez rencontré Franck Chambilly, qui est toujours votre entraîneur ?

Oui, il est comme un deuxième père, depuis mes 14 ans. Il vit le judo, il vous emmène avec ses mots. Il ne veut que le bien des athlètes, rien pour lui. Il m’a appris à me dépasser, à ne rien lâcher. J’avais ça en moi mais il a su le renforcer.

A l’Insep, j’ai aussi rencontré une psychologue. Ma mère m’avait déjà fait suivre quand j’étais enfant pour que je grandisse le mieux possible, sans complexe. A l’Insep, Meriem Salmi m’a appris à vivre avec tout ce qui m’arrivait, face à des seniors, à gérer la pression, les études, la compétition. Elle continue de me suivre dans ma vie sportive et extra-sportive. Quand on est professionnel, il faut du haut niveau partout : pour la technique, la préparation physique et psychologique, le médical… En France, on a encore du mal avec ça. Les délégations étrangères, aux JO, elles sont énormes.

Vous parlez de complexes… Ce corps de colosse, ces 2,03 mètres, 140 kg, cette pointure 49,5, tout cela vous a vite encombré ?

J’ai dû apprendre à faire avec. J’ai toujours été très grand. Au parc, j’avais envie de jouer avec les copains de mon âge, mais j’avais deux têtes de plus qu’eux, plus d’énergie, il m’est arrivé de leur faire mal. Alors j’allais jouer avec des enfants plus âgés. J’avais du mal à trouver ma place. En classe, j’étais toujours au fond ou sur les côtés. J’avais tout le temps des mots pour bavardage.

Quand on est grand, on est hypervisible. J’ai mis du temps à le comprendre. Bon, à l’adolescence, j’étais content d’être au fond, je pouvais textoter sur mon téléphone. Mais j’avais envie de m’habiller à la mode, et dans les magasins, il n’y avait rien pour moi. Je devais aller chez De long en large, dans les boutiques pour grandes tailles. Du coup, je portais quand même des jeans Levi’s, mais trop serrés, trop petits, en baissant la taille à fond… Quand je suis devenu adulte, dans le métro, à chaque station il y avait quelqu’un pour me dire « vous êtes grand ».

Le judo vous a-t-il aidé à maîtriser ce corps hors norme ?

Le judo m’a appris à connaître ce corps. Ses limites. Jusqu’où aller, accélérer. Quand je me blesse, je peux dire ce que j’ai avant même l’échographie.

Vous êtes devenu champion du monde junior à 17 ans, champion du monde tout court à 18 ans… Cette trajectoire fulgurante, ces sept années sans défaite, cette rage de victoire, d’où viennent-elles ?

Pas de mes parents. Eux me disaient que le sport est un jeu. Peut-être est-ce que c’est né de la confrontation avec mon frère ? On a deux ans d’écart, j’ai toujours eu envie de le battre, de prouver que le petit pouvait être le grand. Il m’a infligé ma première défaite au judo alors que j’étais meilleur que lui à l’entraînement – les profs de l’époque vous le diraient ! Mais j’avais 7- 8 ans, je voulais faire le kéké devant les parents. Il m’a balayé. Je me suis relevé en disant « On refait, on refait ! »

Comment réagissez-vous, justement, lors de vos très rares défaites ?

C’est simple, quand je perds, je boude. Je pars, je ne veux plus voir ceux qui m’entouraient à ce moment-là. Ça dure une, deux, trois heures… Même après un foot perdu entre copains ! La gagne, pour moi, c’est tout ! Aux JO de Pékin, en 2008, j’étais dégoûté, mais c’était quand même une médaille de bronze, à 18 ans. Je venais d’être champion du monde junior et senior.

En 2010, la défaite en finale du championnat du monde toutes catégories m’a fait plus mal parce que c’était une décision très litigieuse. C’était tellement horrible de m’être fait voler la victoire, je me suis dit que plus jamais ça ne m’arriverait. Je me suis entraîné encore plus dur. Cette défaite m’a permis de décrocher tous les titres.

Dix titres de champion du monde ! Cela vous flatte d’entrer dans l’histoire du sport français ?

Me comparer à Jeannie Longo n’est pas un objectif. Avec cette « decima », je voulais entrer au panthéon des sportifs mondiaux, je voulais faire comme Rafael Nadal, comme le Real Madrid. Je voulais cette carte de membre super-rare. Je suis un mec de défis.

Vous devenez l’homme à abattre, celui qui n’est pas tombé depuis 2007…

Si, à l’entraînement ! Et dans les escaliers. J’ai loupé une marche…

Quel plaisir vous procure le judo ?

Ce sport est stratégique. C’est se servir de sa tête pour faire tomber l’adversaire. Je ne regarde pas les combats des autres, j’ai un judo polyvalent qui me permet de répondre à chaque judo, de m’adapter. En France, on pense qu’il faut juste être le plus lourd, le plus grand, le plus fort. Qu’à cause de ça, je n’ai plus d’adversaire en face. C’est faux. Je ne suis jamais sûr de gagner. Sinon, ça ne m’intéresserait pas, je ficherais le camp.

Aux Mondiaux de Marrakech, vous étiez soutenu par un « clan Riner » fort de 70 personnes. Cela compte tant que ça pour vous ?

Depuis mes compétitions en cadets, ils ne m’ont jamais lâché. Il n’y a jamais eu moins de cinq personnes. Alors dans ma tête, je n’ai pas le droit de perdre. Les entendre m’encourager, c’est un second souffle. Maman m’a préparé mes sacs de compète jusqu’à mes 20 ans, avec des barres de céréales, des jus, mes bonbons préférés. Mon père m’a présenté un bon avocat, l’expert-comptable, l’attachée de presse. Ma femme est à mes côtés au quotidien, c’est ma tête pensante. J’ai tout ce soutien. Et la famille en Guadeloupe, à Basse-Terre, où je vais dès que je peux.

Je m’y sens chez moi. Il faut investir beaucoup pour la jeunesse, là-bas, parce qu’une île, c’est différent, plus petit. Il n’y a pas assez de boulot, et beaucoup de délinquance, c’est une plaque tournante de la drogue… On verra ce qu’Emmanuel Macron fera.

Désormais, vous visez les Jeux olympiques de Tokyo, en 2020. Ceux de Paris, en 2024, ne sont-ils pas trop lointains ?

Les JO 2024, c’est mon but. Là, il n’y aura pas 75 membres de ma famille à donner de la voix, mais 400. Ça va être un truc de fou. Les JO, c’est un moment unique de partage, de joie, de fête. Les jeunes ont sept ans pour se préparer. Moi, sept ans à tenir. Je vais me ménager, faire attention à ma santé, changer d’entraînement, aller chercher des sparring partners à l’étranger, limiter les compétitions. Il va falloir être très intelligent dans la programmation.

Je dois économiser mon corps. Après plus de dix ans sur la scène internationale, il est déjà pas mal usé. Je n’ai plus beaucoup de cartilage, j’ai de l’arthrose dans les épaules et les genoux. On m’injecte un gel contenant de l’acide hyaluronique pour que je sente moins de douleurs, que je « couine » moins… Le sport de haut niveau, c’est ça. Des efforts intenses répétés quotidiennement. Je vais avoir de plus en plus mal, j’essaie de ne pas y penser. La souffrance, c’est le prix à payer. On est un peu masochistes. Si Dieu le veut, je serai là en 2024. Mais je ne fais pas de plans sur la comète. A un moment, le corps, la tête diront qu’ils ne veulent plus. Il faudra tourner la page.

Et alors ?

Je peux faire un bon homme d’affaires. Créer une entreprise. J’ai pas mal d’idées. Peut-être des vêtements grande taille !

Propos recueillis par Pascale Krémer

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