par Laurent Vergne
Mercredi 2 février 1949. Ben Hogan se lève à l’aube. En compagnie de son épouse, Valerie, il est sur le chemin du retour. La veille, il est reparti de Phoenix, où il a disputé et gagné un tournoi. Mais avec encore plus de 600 kilomètres à couvrir pour regagner leur domicile de Forth Worth, ils ont sagement décidé de passer la nuit à Van Horn, au Texas. Ce mercredi matin, les Hogan quittent donc de bonne heure le Motel El Capitan, direction la maison.
Pour Hogan, la vie est belle. A 36 ans, l’incontestable numéro un mondial du golf, c’est lui. Un sport dans lequel il baigne depuis l’enfance. A 11 ans, il a commencé à travailler comme caddie. Par nécessité, autant que par passion. Le jeune Ben n’avait que neuf ans quand son père s’est suicidé d’une balle en pleine poitrine, en 1922. Comme son grand frère, il a donc dû contribuer aux revenus familiaux.
Dès l’adolescence, le golf devient sa vie. Pas vraiment un surdoué. Plutôt un travailleur acharné, capable de passer des heures entières sur le practice. « If you can’t outplay them, outwork them« , deviendra sa devise. Si tu ne peux pas jouer mieux qu’eux, travaille plus qu’eux. On dit d’ailleurs de lui qu’il a inventé l’entraînement en golf. « Quand j’étais à l’entraînement, a dit un jour l’Anglais Nick Faldo, numéro un mondial dans les années 80, à chaque fois que je pensais en avoir fait assez, je me disais que Ben Hogan, lui, serait resté deux ou trois heures de plus. »
Ben Hogan aura toutefois attendu longtemps pour briller chez les professionnels. A 24 ans, son premier US Open vire au fiasco. Il ne passe pas le cut. Et ce n’est qu’à 28 ans, en 1940, qu’il décroche sa première victoire sur le circuit. Ses déboires initiaux, conjugués à une pause forcée de trois ans à cause de la Guerre entre 1942 et 1945, ont retardé son éclosion.
Ben Hogan lors du Masters à Augusta.Getty Images
Au sommet de son art, au sommet de sa gloire
Après la Guerre, Ben Hogan devient un autre joueur. Il modifie totalement son swing pour transformer son principal frein (qui l’avait presque poussé à jeter l’éponge dans les années 30 tant il ne parvenait pas à le contrôler) en une arme fatale. « Tiger Woods a-t-il le meilleur drive de tous les temps ?, demanda-t-on un jour à Jack Nicklaus. Non, répondit l’Ours blond, Ben Hogan reste, de loin, le meilleur frappeur de l’histoire du golf. »
Pendant des décennies, les spécialistes ont cherché à comprendre le « secret » du Texan, dont le swing était devenu quasi-automatique. Le mouvement spécial de ses poignets, le fameux « cupping under », était sans doute la clé de tout. Mais Hogan, lui, s’est toujours borné à assimiler ce coup pas comme les autres au travail. « Mon secret se trouve dans la poussière, celle soulevée à chaque frappe, jour après jour« , disait-il.
Toujours est-il qu’en ce début d’année 1949, Ben Hogan est le maître du monde. Depuis trois saisons, il cumule les succès : 30 titres, dont ses trois premiers Majeurs. En 1948, il s’est imposé à l’US Open et à l’USPGA. Il y a lui et les autres. Il est si dominateur que certains commencent à parler d’un possible Grand Chelem, qui pourrait constituer la grande affaire de 1949. Folle mais légitime ambition, d’autant qu’il vient de remporter 12 de ses 15 derniers tournois.
Le public et la presse sont fascinés par ce personnage taciturne, avare de mots et dont l’aversion pour les apparitions publiques et les interviews renforcent le côté mystérieux. Honneur suprême, le magazine Time lui consacre sa Une en janvier 1949. Au sommet de son art, au sommet de sa gloire. Mais ce 2 février va tout changer.
La mort en face
Quand les Hogan remontent dans leur Cadillac, un pâle soleil d’hiver tondu comme un moine trône au-dessus de Van Horn. Mais dès qu’ils s’engagent sur la Highway 80, un épais brouillard tombe brutalement. Très vite, la visibilité devient minime. Au volant, Ben Hogan réduit sa vitesse à 35 km/h. Sur cette route à deux voies, le golfeur distingue alors à peine quatre lumières de phares arriver face à lui. Un bus de la compagnie Greyhound est en train de dépasser un camion. Manœuvre insensée dans ce brouillard. La collision est inévitable. C’est la mort que les Hogan croient voir arriver en face.
Dans un réflexe, juste avant l’impact, Ben Hogan se jette sur sa femme pour la protéger, grâce à quoi Valerie sortira de l’habitable avec seulement quelques contusions. Ce geste désespéré lui a également sauvé la vie. Sous le choc, la colonne de direction s’est désarticulée et a éventré le siège conducteur. S’il était resté à sa place, Hogan aurait été empalé. Vivant, il est toutefois salement amoché : double fracture du bassin, fracture de la clavicule, de la cheville gauche, trois côtes cassées et une blessure à l’œil gauche qui altèrera durablement sa vision.
Sorti de l’hôpital le 25 mars, l’Américain entame alors une longue et pénible convalescence. Touché dans sa chair et affecté psychologiquement, il s’en ouvre dans une des rares interviews qu’il donne à cette époque : « Ce sera un long chemin. Je rejouerai au golf, c’est une certitude. Mais je crois que, jamais, je ne pourrais retrouver le niveau qui était le mien l’an dernier. Vous travaillez dur pour atteindre la perfection toute votre vie, et quelque chose comme ça vous arrive…«
Ben Hogan sur son lit d’hôpital à El Paso, avec son épouse Valerie à ses côtés.Getty Images
Pendant des mois, tout effort lui est prohibé. Ben Hogan tourne comme un lion en cage. A la fin de l’été, il est incorporé à l’équipe américaine de Ryder Cup en tant que vice-capitaine. Un mois et demi auprès de ses collègues qui attise un peu plus encore son désir de jeu. Mais sa souffrance est visible et durant le voyage sur le Queen Mary pour rejoindre l’Europe, il doit subir plusieurs injections pour atténuer ses douleurs.
Sur le bateau, au cours d’une discussion informelle avec les journalistes Leonard Crawley et Henry Longhurst, il leur fait part de son intention de reprendre l’entraînement à son retour aux Etats-Unis et la compétition dès le début de l’année 1950. Ils le prennent pour un fou. Crawley dévoilera la scène quatre ans plus tard : « quand Ben nous a quittés, nous nous sommes regardé avec Longhurst, et nous avons spontanément eu les mêmes mots : ‘quelle tristesse…‘ »
Septembre 1949 : Ben Hogan (au centre, avec la cravate) accompagne l’équipe américaine de Ryder Cup en tant que capitaine.Getty Images
De fait, personne ne croit alors à un retour du « Faucon » au plus haut niveau. « Toute ma vie, les gens ont passé leur temps à prétendre ce que je ne pourrais pas faire, dira-t-il un jour. Je pense que cela m’a toujours donné de la force. J’ai passé mon existence à prouver aux autres qu’ils avaient tort. »
En attendant, faute de pouvoir reprendre un club en main, il consacre cette année 1949 à négocier une indemnisation avec la compagnie Greyhound. Si les termes de l’accord n’ont jamais été révélés, on évoque une pension de 25000 dollars annuels jusqu’à la fin de ses jours. Hogan est également approché par Hollywood, désireux d’adapter son histoire au cinéma. Le film, Follow the sun, sortira au printemps 1951, retraçant l’ascension de Ben Hogan, son terrible accident, et son retour au sommet. Car Hogan, contre toutes les prédictions, va vite retrouver son rang.
De L.A. à Merion, un miracle en deux actes
En février 1950, un an et deux semaines après son accident, et quelques semaines seulement après son retour à l’entraînement, le Texan signe un retour mémorable à la compétition lors de l’Open de Los Angeles. Il ne l’a pas choisi pour rien. Vainqueur du tournoi en 1948 et 1949, il a également triomphé au Riviera Country Club lors de l’US Open 1948. Il s’y sent comme chez lui. Hogan n’a annoncé sa participation que trois jours avant le début du tournoi, à la surprise de tous.
A Los Angeles, il sidère tout le monde. Contraint de s’asseoir régulièrement pour se reposer, il est pourtant en tête quand il achève son 72e et dernier trou. Seul Sam Snead, deuxième à un coup en arrivant sur le 18 de ce dernier tour, peut encore l’empêcher de s’imposer. Hogan ne veut pas voir ça. Avec des amis, il s’est installé dans le club house, guettant le bruit de la foule. Snead sort un putt dantesque synonyme de birdie et de playoff. Quand il comprend que la victoire vient de lui échapper, Hogan balance un magazine dans le club house. Une semaine plus tard, le playoff tourne à l’avantage de Snead. « J’ai gagné le tournoi, mais Ben, lui, a gagné l’admiration de tous, y compris la mienne« , dira-t-il au Los Angeles Times des années après.
En dépit de la frustration, ce résultat inespéré donne du crédit au vrai grand défi du miraculé de la Highway 80 : remporter l’US Open, quatre mois plus tard. Sur les links de Merion, Ben Hogan tisse sa toile. Le vendredi soir, à mi-parcours, il pointe au 5e rang, à deux coups du leader. Mais les deux derniers tours se jouent en une seule journée, le samedi. Physiquement, une torture pour le Texan.
A six trous de la fin, alors qu’il a pourtant pris la tête, il n’en peut plus. Se tournant vers son caddie Nick Ciocca, il lui lance : « Fils, ramène mes clubs au clubhouse. C’est fini pour moi, je n’en peux plus. » « Désolé, mais je ne travaille pas pour quelqu’un qui abandonne. Alors rendez-vous au départ du 14« , réplique le caddie avec un culot monstre. Car on ne parlait pas ainsi à Ben Hogan.
L’anecdote pourrait relever de la pure légende, mais ce n’est pas le cas. « J’ai longtemps cru que ça faisait partie de la mythologie de cet US Open 1950, mais quand j’en ai parlé un jour à John Capers, l’archiviste du club, il m’a assuré qu’elle était vraie« , explique Tim Scott, un des biographes de Ben Hogan.
Du mythique fer 1 au Hogan slam
Hogan continue, mais il est à l’agonie. Après un bogey 13, au 15 et un autre au 17, son avance s’est évaporée et il est au bord de la rupture. Lorsqu’il se présente au départ du dernier trou, un par 4, il a besoin d’assurer le par pour arracher un playoff. Sur son deuxième coup, armé de son fer 1, il réussit une approche phénoménale, touchant le green, à 12 mètres du drapeau.
Immortalisé par le photographe Hy Peskin, ce coup est considéré comme un des plus célèbres de l’histoire du golf. Pour la petite histoire, ce club, volé peu après, disparaitra pendant plus de trois décennies. Retrouvé par hasard en 1983, il sera envoyé à Ben Hogan, lequel l’authentifiera avant de l’offrir au musée de l’USPGA.
Ben Hogan sur le 72e et dernier trou de l’US Open 1950. Sans doute une des photos les plus célèbres de l’histoire du golf, signée Hy Peskin.From Official Website
Après ce coup mythique, deux putts lui permettent de finir avec la même carte que George Fazio et Lloyd Mangrum. Tout ce petit monde doit se retrouver le dimanche pour se départager en playoff sur 18 trous. « Il avait fini tellement épuisé que beaucoup se sont demandés s’il pourrait revenir le lendemain, a écrit Tim Scott. En rentrant à l’hôtel, sa voiture a dû s’arrêter pour qu’il puisse vomir. Il était allé au-delà de ses limites. »
Mais Hogan sera bien là. Ce playoff, il va le survoler, pour terminer avec quatre coups d’avance. 16 mois, 16 petits mois après son dévastateur accident, il vient de signer un exploit autant sportif qu’humain, connu de tous depuis sous le nom de « Miracle à Merion ».
C’est de loin la victoire la plus marquante de la carrière de Ben Hogan. Mais ce ne sera pas la dernière. De façon assez invraisemblable, il remportera au total six titres du Grand Chelem après son accident, contre seulement trois avant. En 1953, il vit même sa plus belle saison, s’adjugeant le Masters, l’US Open et le British Open.
Il reste, à ce jour, le seul joueur dans l’histoire du golf à avoir remporté les trois premiers tournois du Grand Chelem dans une même saison, performance connue sous le nom de « Hogan Slam ». Après sa victoire au British, la seule de sa carrière, Hogan, devenu un véritable héros de son temps, est célébré à New York lors d’une incroyable parade sur Broadway.
Longtemps, il n’a pas aimé les autres
Pourtant, en dépit de ces triomphes répétés, Ben Hogan en a toujours été convaincu : jamais il n’a retrouvé le niveau qui était le sien avant son accident. « En 1948, j’étais au sommet. Ensuite, je n’ai fait que souffrir et mon jeu n’a plus été le même, assure-t-il. Je n’ai jamais été capable de jouer plus de six ou sept tournois maximum par saison, sinon j’avais trop mal. »
Malgré ce frein et son émergence tardive, il a achevé sa carrière avec 64 victoires. Seuls Nicklaus, Woods et Snead ont davantage gagné que lui. En 1967, à 54 ans (!), il a accompli le dernier grand exploit de sa carrière lors du Masters d’Augusta. 10e du classement final, il a surtout signé un 30 sur le « back nine » (les neuf derniers trous) du troisième tour. Un record qui allait tenir jusqu’en 1992…
Si le 2 février 1949 a changé le golfeur qu’il était, il a aussi transformé l’homme. « C’était une personne compliquée, explique Curt Samspon, lui aussi auteur d’une biographie du champion. Il pouvait être adorable avec les chiens, mais infect avec les gens. C’était dû au fait qu’il était tellement exigeant et impitoyable avec lui-même qu’il avait les mêmes attentes vis-à-vis des autres. Forcément, il passait son temps à être déçu par ses semblables. »
Mais de l’avis général, son rapport aux autres a été bouleversé par son accident de voiture. « Il est devenu plus ouvert, plus sociable, tranche Sampson. Longtemps, il n’a pas aimé les autres. Mais il a senti que les autres l’aimaient. Et je crois qu’il en a été touché. »
Sur le fairway du trou N.18 de Merion, une plaque commémore le coup mythique de Ben Hogan lors de l’US Open 1950.