À 14 ans, Caitlin Gregg n’avait encore jamais participé à une vraie course. Chaussettes roses sur collant rouge et noir, son dossard blanc frappé du numéro 69, elle s’était pourtant retrouvée là, au pied des montagnes Vertes du Vermont, sur la ligne de départ d’un trail. Et pas n’importe lequel : 600 mètres de dénivelé, sans piste et sans marquage, sur près de 5 kilomètres. À l’époque, Caitlin venait à peine d’entrer au lycée. Elle ne s’était pas spécialement entraînée. Elle n’avait jamais fait de compétition d’endurance. Et elle redoutait par-dessus tout de s’épuiser à mi-chemin et d’être forcée de terminer en marchant. Elle était donc partie lentement. Pour s’économiser.
Assez vite pourtant, elle s’était rendu compte que de nombreux coureurs ralentissaient ou se mettaient à marcher dans la montée tandis qu’elle les dépassait sans peine. “C’était assez génial, se souvient-elle. J’avais beaucoup plus de réserves que les gens autour de moi.” À l’arrivée, elle avait réalisé un meilleur temps que des coureurs nettement plus expérimentés.
Avantage biologique
Aujourd’hui, à 35 ans, la jeune femme aux traits nordiques et à la solide carrure affiche au compteur quatre sélections par la National Collegiate Athletic Association [ou NCAA, une association qui regroupe de grandes écoles et universités américaines], une participation aux Jeux olympiques et une médaille de bronze aux championnats du monde de ski de fond en 2015 [dans la catégorie 10 kilomètres]. Il se trouve qu’elle possède quelque chose que la grande majorité d’entre nous, même les plus sportifs, n’ont pas : un avantage biologique qui lui a permis de devenir l’une des meilleures athlètes au monde.
Il suffit d’un simple gène. Un parmi les 20 000 à 25 000 qui contrôlent le développement des 30 000 milliards et quelques cellules du corps humain. Déroulez les brins d’ADN de ces cellules et vous obtiendrez plus de 400 fois la distance de la Terre au Soleil. Le génome humain est constitué de 6 milliards de nucléotides, les éléments de base de l’ADN. Soit des milliards de configurations possibles pour former des organismes incroyablement robustes ou, au contraire, terriblement déficients.
Le travail d’Euan Ashley, chercheur à l’université Stanford, consiste précisément à étudier toutes ces possibilités. À 45 ans, ce cardiologue écossais, spécialiste de la biologie des systèmes, est l’un des promoteurs d’une nouvelle approche intégrée de la génétique. Il a notamment dirigé l’équipe de chercheurs qui a achevé la première interprétation clinique d’un génome humain complet [en 2009]. Il participe aux travaux sur le séquençage du génome de patients atteints de cancer ou de maladies rares ou inconnues, afin de proposer des traitements personnalisés. Depuis quelques années, c’est toutefois sur un mystère très particulier qu’il concentre ses efforts : l’identification de “gènes de superhéros”. Autrement dit, toutes les infimes variations génétiques présentes chez des gens comme Caitlin Gregg.
Euan Ashley est un grand homme mince et énergique aux manières exubérantes qui évoquent parfois l’image d’un diable – brun avec des fossettes – prêt à bondir hors de sa boîte. Nous nous rencontrons dans son laboratoire de Stanford, grand anneau de verre immaculé entouré de bureaux, où il sélectionne les athlètes pour son étude baptisée Elite [Early versus Late Intervention Trial with Estradiol]. “Nous nous intéressons à la constitution des individus les plus robustes de la planète”, explique-t-il.
“Les meilleurs des meilleurs”
Alors qu’il existe une multitude de critères d’appréciation possibles, les chercheurs ont décidé de sélectionner leurs sujets sur la base d’une seule et unique variable physiologique : leur consommation maximale d’oxygène, ou VO2 max. Cette valeur est considérée comme l’un des meilleurs indicateurs de la performance sportive et de l’état de santé des individus. Ce révélateur des capacités cardiovasculaires est tellement essentiel qu’il sert notamment à justifier une greffe de cœur. En outre, la VO2 max est mesurée de la même manière depuis près d’un demi-siècle, ce qui facilite les comparaisons. “Nous pouvons étudier les performances d’anciens champions du monde et analyser leur ADN aujourd’hui”, affirme Ashley. Pour faire partie des sujets étudiés, il faut présenter une VO2 max supérieure à 75 ml/min pour les hommes, 63 ml/min pour les femmes. Ces chiffres concernent 0,00172 % de la population. “Nous commençons par les meilleurs des meilleurs”, résume Euan Ashley. Pour accroître leurs chances d’identifier de vrais marqueurs génétiques de la performance, les chercheurs doivent placer la barre très haut.
Originaire d’une petite ville d’Écosse, Euan Ashley est le fils d’un médecin généraliste et d’une sage-femme. Il a grandi à la frontière entre les quartiers riches et les quartiers pauvres de la ville. Son père travaillait dans les premiers, sa mère dans les seconds. “Ça m’a beaucoup appris”, reconnaît-il aujourd’hui. À 13 ans, bien avant de savoir que le développement humain était lui aussi programmé, Ashley met au point un logiciel pour calculer les impôts du cabinet médical de son père. “La démarche de miniaturisation, d’abord développée dans le domaine de l’informatique, est maintenant appliquée en biologie, assure Ashley. Nous sommes passés des puces électroniques aux études sur le génome.” Il se lance ensuite dans la conception d’un jeu de courses de chevaux. Sur son petit ordinateur ZX Spectrum, il programme ses chevaux pour qu’ils réagissent à la pression de deux touches en caoutchouc. Plus tard, il découvre que la capacité des joueurs à presser deux touches alternativement le plus rapidement possible est un excellent indicateur de leur potentiel en course de vitesse. Finalement, vivant dans un pays dont le taux de maladies cardiovasculaires est parmi les plus élevés au monde, il en fait une affaire personnelle et entreprend alors des études en cardiologie.
Le chercheur s’attendait alors à découvrir des données physiologiques ahurissantes, proportionnelles aux efforts fournis “dans ces conditions où les gens vont tellement au-delà de leurs limites”. Et pourtant, chez certains athlètes, rien. “Leurs fonctions passaient d’un niveau parfaitement normal à un tout petit peu plus élevé, observe Ashley. Le changement était mineur.” Non pas que leur cœur ne se fatiguât pas, mais il récupérait à une vitesse phénoménale après l’effort.
Stupéfait par ces résultats, Ashley décide de mener plusieurs tests génétiques. Il étudie un gène lié à la fonction cardiaque – l’enzyme de conversion de l’angiotensine, ou ECA – qui agit sur la pression sanguine. Il y découvre un minuscule polymorphisme qui permet de prédire le déclin ou le maintien des fonctions cardiaques avec l’âge. Il établit alors le lien avec une étude précédente montrant une relation entre ce gène et le risque d’accident cardiaque. Le même gène pouvait-il, selon les cas, favoriser l’apparition d’une maladie ou améliorer les performances physiques ?
La question n’est pas nouvelle, mais c’est la première fois qu’un chercheur l’aborde en étudiant des sportifs de très haut niveau. L’intuition d’Ashley s’appuie sur plusieurs exemples, et notamment celui d’Eero Mäntyranta [1937-2013]. Champion de ski finlandais, Mäntyranta a remporté sept médailles olympiques – trois d’or, deux d’argent et deux de bronze – en quatre participations aux Jeux olympiques. À l’époque, c’était du jamais-vu. Sa performance était tellement inédite qu’il avait été accusé de dopage. Et les tests avaient confirmé ce soupçon : son taux de globules rouges – qui acheminent l’oxygène dans les muscles – était largement supérieur à la moyenne. Et pourtant Mäntyranta n’avait pas triché. En réalité, il possédait une mutation génétique au niveau d’un récepteur chargé du contrôle et de la production des globules rouges dans le sang. Et cette infime variation, également présente chez les membres de sa famille étendue, lui offrait un avantage considérable. “C’est comme s’il avait un accélérateur dans son usine personnelle de production de globules rouges, résume Ashley. Sur le plan génétique, c’était un superhéros.”
Cette mutation génétique peut toutefois également provoquer une maladie des globules rouges appelée polycytémie (et dont souffrait effectivement Mäntyranta, même si les symptômes qu’il présentait n’étaient pas négatifs). En étudiant les variations génétiques qui permettent ces performances hors norme, Ashley espère pouvoir mettre au point des traitements pour les maladies cardiovasculaires. “L’idée est de dépasser les méthodes traditionnelles de traitement et de créer un médicament qui reproduit ce mécanisme génétique”, explique-t-il.
Le cholestérol dans le viseur
Cette nouvelle approche a commencé à essaimer dans le traitement d’autres types de maladies. Il y a l’exemple de Sharlayne Tracy, cas inédit dans l’histoire médicale. Alors que le taux de cholestérol normal se situe en dessous de 100 mg/dl et qu’un taux inférieur à 50 mg/dl est considéré comme exceptionnel, le taux de cholestérol de cette professeure de fitness était de 14 mg/dl. Un niveau record que ni son régime alimentaire ni son activité physique ne suffisaient à expliquer. Après séquençage de son génome, les médecins ont découvert que Tracy présentait une mutation génétique affectant son niveau de cholestérol.
Imaginons que le corps fonctionne comme une usine de traitement des déchets : dans un organisme normal, les “ramasseurs de déchets” reçoivent un signal leur indiquant à quel moment évacuer les excès de cholestérol et quand cesser leur activité. Chez Tracy, l’équivalent du responsable du ramassage des déchets est neutralisé et ne dit jamais à son équipe d’arrêter de travailler. Résultat, son organisme évacue en permanence le cholestérol. Cette découverte a débouché sur l’élaboration de deux nouveaux médicaments pour le traitement de l’hypercholestérolémie.
Des données du monde entier
“Nous apprenons beaucoup de choses en observant les cas extrêmes, note Ashley. Du plus performant au plus défaillant, le génome n’affecte pas qu’un seul système.” C’est là tout le principe de sa démarche. L’objectif est d’étudier les organismes les plus performants au monde afin d’aider les plus déficients, et peut-être aussi ceux qui se trouvent au milieu.
Ashley s’est entouré d’une équipe éclectique comprenant notamment un chercheur champion d’ultra-endurance et un autre médaillé d’or aux Jeux olympiques. Au fil des mois, ils ont sélectionné un échantillon de 650 athlètes (et plus aujourd’hui) de très haut niveau. Ils ont également récupéré une mine de renseignements auprès de Claude Bouchard, un généticien qui avait commencé à collecter l’ADN de sportifs européens il y a plusieurs années. Les collaborateurs du Japonais Izumi Tabata – célèbre chercheur dont les travaux sur l’entraînement fractionné ont inspiré de nombreuses méthodes de CrossFit – leur ont également transmis des données. Au total, dix-neuf centres de onze pays ont participé à la plus grande collecte d’ADN d’athlètes au monde.
L’analyse de ces données prendra de nombreuses années, mais les chercheurs ont déjà isolé près de 9 200 variations génétiques susceptibles d’expliquer les performances athlétiques. “Nous nous intéressons en priorité au cœur, commente Ashley, mais nous recherchons des mutations dans tout le génome.” Juste avant ma visite, les chercheurs avaient notamment isolé le gène DUOX. Une mutation de ce gène confère à l’organisme ce que les gourous de la nutrition appellent les “bénéfices santé” des antioxydants qui luttent contre les effets nocifs du métabolisme cellulaire. Des mutations du gène DUOX ont déjà été identifiées dans une catégorie très spécifique de la population – les personnes vivant à de très hautes altitudes, notamment dans les Andes –, ce qui suggère l’existence d’un possible lien entre cette mutation et des capacités respiratoires accrues. Pourrait-on envisager un traitement ciblé sur le gène DUOX pour soigner l’hypoxie ? Cette mutation ouvre-t-elle des perspectives en termes de réparation des tissus quand on sait que la quantité d’oxygène joue un rôle crucial dans le processus de cicatrisation ?
On peut également citer le NADK, un gène impliqué dans la synthèse des acides gras. La faible expression de ce gène semble favoriser l’utilisation par le corps des réserves de graisse comme combustible, augmentant ainsi ses performances. Cette mutation, très rare, a été identifiée chez deux athlètes dans le panel de l’étude. Une nouvelle piste dans l’aide à la régulation du poids ? Autre découverte intéressante, le gène RUNX3, présent chez plusieurs athlètes mais dont les effets sont encore mal connus – comme pour toutes ces variations génétiques qu’on commence seulement à étudier. Ce gène, découvert dans le cadre de recherches en cancérologie, lutte normalement contre le développement des tumeurs. Sous sa forme mutée, il perd toutefois cette fonction suppressive et favorise la croissance cellulaire. Ce qui peut être un avantage pour un athlète : plus vos muscles et votre cœur sont capables de se développer, plus votre entraînement porte ses fruits. Cette mutation peut toutefois aussi provoquer des tumeurs. La limite est donc ténue entre ce qui nous rend plus forts et ce qui met notre santé en danger.
Un futur sans maladies génétiques ?
Il est tentant d’imaginer un futur à la “Gattaca” où les secrets du génome n’aideraient pas seulement les malades mais aussi les gens ordinaires pour les transformer en êtres d’exception. Un futur qui a aussi de quoi inquiéter, non seulement à cause des possibles dérives vers l’eugénisme, mais surtout en raison des éventuelles répercussions sur la santé. L’exemple du gène RUNX3 le montre. Les individus en bonne santé ne seront probablement pas prêts à mettre leur santé en danger et à “bricoler” leur génome pour un bénéfice incertain et potentiellement si dangereux.
L’augmentation de nos capacités n’aurait d’ailleurs pas que des avantages. Si vous croyez que les meilleurs sportifs de la planète sont aussi ceux qui sont en meilleure santé, vous vous trompez. Certes, si l’on compare l’espérance de vie d’un individu moyen et celle des athlètes olympiques, on observe que ces derniers vivent en moyenne plus longtemps et sont en meilleure santé. Mais plusieurs études révèlent que les athlètes olympiques meurent en réalité plus jeunes que la moyenne des individus qui pratiquent un sport en tant que loisir et ne cherchent pas à repousser leurs limites physiques. Faire partie de l’élite est un honneur, mais cela a aussi un coût.
Les gènes ne font pas tout
Pour Caitlin Gregg évidemment, ce n’est pas une question de choix. Il n’y a pas longtemps, je l’ai appelée pour lui demander les résultats de ses tests. Avec une VO2 max de 74 pour la course et de 72 pour le ski de fond, elle a aisément franchi le seuil de sélection pour l’étude. Elle présente également une mutation génétique identifiée chez de nombreux athlètes. Quant à savoir quelle mutation, ni elle ni moi ne sommes autorisés à l’apprendre. Cette information est réservée aux chercheurs. Pour Ashley et ses collaborateurs, il n’est pas exclu que ces informations génétiques soient un jour utilisées à mauvais escient. Résultat, Caitlin n’en saura probablement jamais plus sur son propre génome.
Je la retrouve dans la maison où elle a grandi, dans le Vermont. De son rire aussi fréquent que désarmant, elle balaie tous mes efforts pour la présenter comme une représentante de l’élite. Pour elle, ce qualificatif en dit plus sur ma perception que sur son statut réel. Cette ancienne, et peut-être future, championne olympique vit à présent dans le Minnesota avec son mari, Brian, également sujet de l’étude Elite (sa VO2 max varie entre 78 et 82). Elle travaille pour une organisation proposant des programmes sportifs aux enfants issus de familles modestes. Elle insiste sur le fait que la performance n’est pas seulement une question de gènes, c’est aussi une question d’opportunité. “Le sujet de cette étude est vraiment passionnant”, dit-elle, mais elle ne se préoccupe pas trop de connaître la nature de sa mutation génétique. L’idée que les chercheurs ne lui révéleront pas le détail de sa variante génétique la laisse “indifférente”.
“Bien sûr, il y a des choses qui sont plus faciles pour moi, admet-elle. Mais ce n’est pas non plus une garantie. C’est ça qui est génial avec le sport.”
Interrogée sur ce qui à son avis constitue le fondement de sa réussite, Caitlin cite la discipline, avant tout. Elle et son mari s’entraînent actuellement six jours par semaine, cinq heures par jour. “Il est impossible de mesurer toutes les variables, tout ce qui bon ou mauvais, ce qui vous aide à progresser ou non, relate-t-elle. Je me dis qu’il y a un paquet de gens ordinaires qui ont peut-être un avantage génétique, mais combien se sont dit un jour qu’ils pourraient gravir une montagne en courant ?”